Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme de 1938, André Breton et Paul Éluard ont défini ainsi le cadavre exquis : « Jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu'aucune d'elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. L'exemple devenu classique, qui a donné son nom au jeu, tient dans la première phrase obtenue de cette manière : Le - cadavre - exquis - boira - le vin - nouveau. » On doit ajouter que ce jeu commença en 1925, dans la maison de la rue du Château où vivaient en communauté quelques surréalistes, et que ce fut Jacques Prévert qui écrivit d'abord les mots : « Le cadavre exquis », devenant donc sans le vouloir l'inventeur de la formule. Après s'être amusés pendant des mois à des trouvailles verbales de ce genre, l'un d'eux suggéra que l'on se servît du dessin pour pratiquer ce même jeu. Simone Collinet, qui assista à la naissance de cette occupation majeure, a précisé : « La technique de transmission fut vite trouvée. On pliait le papier sur un premier dessin en faisant dépasser trois ou quatre lignes au-delà de la pliure. Le suivant devait les prolonger, leur donner forme, sans avoir vu le début... Alors, ce fut du délire. À longueur de soirée, nous nous donnions un spectacle fantastique, avec le sentiment de le recevoir tout en y ayant contribué, la joie de voir apparaître des créatures insoupçonnées, et pourtant de les avoir créées. » Le résultat les sidérait presque toujours, provoquant l'illusion que l'inspiration est contagieuse, que des individualités différentes peuvent s'harmoniser au point de paraître un créateur unique. En outre, une émouvante égalité se constituait entre le génie et le moins doué, comme l'a remarqué Simone Collinet : « Il est incontestable que la participation de certains de nos grands peintres à ce jeu en fit naître quelques joyaux. Mais la véritable découverte fut la participation de ceux qui n'avaient pas de talent et l'aptitude à la création qu'il leur offrit en ouvrant en permanence une porte sur l'inconnu. » Les premiers dessins collectifs exécutés de la sorte furent reproduits dans La Révolution surréaliste avec pour seule signature : « Le cadavre exquis », comme si c'était un membre anonyme du groupe qui les avait faits. « Le cadavre exquis » fut d'ailleurs mis dans le sommaire du n° 9-10 (1er octobre 1927), entre Arp et Chirico, à la rubrique des illustrations. D'autres fois c'étaient les phrases obtenues par des jeux d'écriture qui avaient pour signataire « Le cadavre exquis ». Il cessa d'être un procédé, un produit de divertissement, pour devenir le démon familier du surréalisme, incitant ses adeptes à de singulières compétitions graphiques. Dans sa Recette du « Cadavre exquis » dessiné, Tristan Tzara dit qu'il faut être trois participants et faire trois dessins l'un après l'autre : « Vous vous asseyez à trois autour d'une table. Chacun de vous en se cachant des autres dessine sur une feuille la partie supérieure d'un corps ou des attributs susceptibles d'en tenir lieu. Vous passerez à votre voisin de gauche cette feuille pliée de manière à lui dissimuler le dessin, à l'exception de l'amorce de la partie suivante, en même temps que vous recevez de votre voisin de droite la feuille préparée de la même manière, chaque feuille devant à la fin du jeu avoir accompli un circuit complet. » Ce dessin peut être peint à la gouache ou à l'aquarelle : « Si l'on veut employer des couleurs, il est indispensable de passer en même temps que la feuille les couleurs limitées en nombre qui vous auront servi. » Tzara reconnaît qu'il peut y avoir plus de trois joueurs selon ce même principe. André Masson précisa de son côté : « Une règle, bien que tacite, était de convenir que dessiner et colorier sa part aurait - autant que possible - un caractère impersonnel. L'important était l'arrivée de l'image surprenante. » Si bien qu'il est très difficile de deviner, dans un cadavre exquis, quelle est la partie qu'a dessinée Magritte, Tanguy, Max Ernst, Brauner ou d'autres, car ils se sont efforcés d'oublier leur style et de faire une représentation bizarre susceptible de s'allier avec celles de leurs partenaires. Quelquefois, au dos de la feuille, ils signent leur nom au-dessus d'une pliure, pour désigner le motif dont ils sont responsables. L'usage est plutôt d'indiquer les noms en haut ou en bas du dessin, en laissant le spectateur juger cette création collective sans savoir à qui en attribuer les meilleurs traits. En 1935, dans Donner à voir, Paul Éluard a révélé l'émotion qui présidait aux séances : « Que de soirs passés à créer avec amour tout un peuple de cadavres exquis. C'était à qui trouverait plus de charme, plus d'unité, plus d'audace à cette poésie déterminée collectivement. Plus aucun souci, plus aucun souvenir de la misère, de l'ennui, de l'habitude. Nous jouions avec les images et il n'y avait pas de perdants. Chacun voulait que son voisin gagnât et toujours davantage pour tout donner à son voisin. La merveille n'avait plus faim. Son visage défiguré par la passion nous paraissait plus beau que tout ce qu'elle peut nous dire quand nous sommes seuls, - car alors nous ne savons pas y répondre. » Le plus surprenant est que lorsque des amateurs se réunissaient avec des maîtres de la peinture, ils arrivaient à dessiner aussi bien qu'eux. Dans des dessins faits à Antibes en 1936 par Picasso, Man Ray, Paul Éluard et Cécile Éluard (alors adolescente), impossible de savoir qui a fait quoi. Même ambiguïté dans des cadavres exquis où Jeannette Tanguy, Germaine Hugnet, Violette Hérold figurent auprès de Victor Brauner, Raoul Ubac, Yves Tanguy. L'écrivain tchèque Jindrich Chalupecky ressentit une véritable entente télépathique entre les joueurs quand, à partir de 1932 à Prague où venait d'avoir lieu la première exposition du surréalisme en Tchécoslovaquie à la galerie Mànes, il fit des parties avec ses amis : « Pendant des heures nous avons écrit et dessiné les Cadavres exquis : quoique nous ayons rigoureusement observé les règles du jeu, les dessins s'étaient à notre étonnement organisés en figures continues, créant des formes et objets fantastiques, et, à la fin, nous avons découvert que nous avions tous dessiné sur le même papier le même objet, seulement différemment disposé sur la feuille. Nous avions atteint l'état de télépathie parfaite. » André Breton, dans le catalogue de l'exposition Le Cadavre exquis, son exaltation, à la galerie Nina Dausset en 1948, a confirmé : « Dans leur volonté préexistante de composition en personnage, les dessins obéissant à la technique du cadavre exquis ont, par définition, pour effet de porter l'anthropomorphisme à son comble et d'accentuer prodigieusement la vie de relation qui unit le monde extérieur et le monde intérieur. » Il y a un accord qui s'établit entre ce que pensent les uns des autres les protagonistes, et ce qu'ils font pour se mettre à la portée de celui-ci et de celui-là. Le cadavre exquis est certainement l'invention la plus troublante du surréalisme. Dans aucun autre mouvement - du romantisme au futurisme - on a vu ses représentants produire ensemble, avec le concours du hasard, de telles créations fugitives possédant un sens profond, permettant aux joueurs d'exprimer l'idéal qu'ils avaient en commun et de fixer les critères de la « beauté convulsive » qu'ils voulaient imposer dans la poésie et dans l'art. On ne trouvera guère d'exemples de cadavre exquis dans le dernier groupe surréaliste d'après-guerre. En 1970, le Bulletin de liaison surréaliste avantagera les jeux verbaux (le jeu des contraires, le jeu des récits parallèles) au détriment des jeux graphiques.
Yves Tanguy, Man Ray, Max Morise, André Breton,
Exquisite Corpse No. 10, 1928
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